
Ce matin, comme d’habitude, je prends le train à la gare de Meaux qui m’emmène à la gare de l’est à Paris pour mon travail. Aujourd’hui est une journée d’hiver grise et froide, le jour n’est pas encore levé, les gens avancent la tête rentrée dans leur col, le regard bas. Je m’installe un peu à l’écart pour ne pas être confrontée trop abruptement à la foule, au bruit, à ces visages fatigués. Mes pensées vagabondent un peu, je n’y prends pas garde ce matin, je ne les canalise pas, ma volonté est en sommeil. Le train démarre avec ses bruits caractéristiques, ils rompent mon silence intérieur. Alors, je cherche machinalement mon livre dans mon sac, toujours soucieuse de rentabiliser chaque moment, je me sens un peu déçue par moi-même, d’humeur maussade comme le temps.
Je distingue vaguement mon reflet dans la fenêtre du wagon, la nuit est encore présente, il fait trop sombre pour discerner le paysage alentour que je préférerais à ce huis clos imposé. La journée s’annonce comme toutes les autres, sans surprise, un peu fastidieuse, je reprends mon livre pour m’évader cette fois, m’enfermer dans ma bulle. Le vague à l’âme, je jette un petit coup d’œil machinal dehors, quelque chose me perturbe soudain dans le reflet que me renvoie la vitre, le temps d’une seconde à peine, mon image, mon habillement, mais ce n’est pas moi ! Cette impression fugace me met mal à l’aise, une peur insidieuse me traverse.
Je suis vite rassurée, ce n’est pas moi mais la femme qui s’est assise en face de moi sans que je ne m’en aperçoive, que je ne l’entende. Me ressemble-t-elle au point de la confondre avec moi-même ? Non, je ne lui ressemble pas. Pourtant, je sens sur ma peau un frisson chaud et froid à la fois, comme si j’étais confrontée à un danger, à quelque chose de mystique. Elle est absorbée dans ses pensées, elle ne regarde pas la fenêtre, aussi j’en profite pour contempler son reflet à mon aise sans la fixer directement. J’ai toujours pensé que j’étais quelqu’un de plutôt banal, elle, au contraire, ne semble pas une personne insignifiante, alors pourquoi ai-je pensé qu’elle me ressemble ? Aujourd’hui ma vie est un peu morne, je cherche quelque chose de nouveau que je ne trouve pas comme si j’avais atteint mes limites ? Cette jeune femme en face de moi, ne doit pas se poser ce type de questions qui sonnent vraiment puériles, elle semble sûre d’elle, même le regard baissé, absorbée dans ses réflexions, elle a la tête haute.
Je dois bien l’admettre, cette personne que j’ai surprise, que j’imagine comme une autre version de moi, me fascine, elle respire l’indépendance, indifférente aux regards extérieurs, mais à quoi peut-elle penser avec tant d’intensité ? Son visage se durcit parfois sous l’effet des décisions qu’elle semble prendre. Je me demande si je ne reporte pas sur elle celle que je voudrais être. Mais non, elle est différente de moi, elle appartient à la caste des passionnés.
En l’observant plus attentivement, je me rends compte qu’elle s’est mise à prier, je distingue ses lèvres qui s’articulent avec ferveur, je suis abasourdie par ma découverte. Je suis aussi un peu déçue, je la croyais plus forte, la seule explication à son comportement est la souffrance, cette grande souffrance qui nous fait perdre nos repères, notre rationalité.
Tout à coup, elle relève les yeux et nos regards se croisent dans le reflet de la vitre. J’ai le temps d’analyser ce regard furtivement, il est triste et dur à la fois. Elle me distingue à son tour et rapidement se construit un nouveau visage, elle me sourit, son sourire est ironique, moqueur. Elle semble me juger, me jauger elle aussi. Pourtant ce sourire qui voudrait en dire long sur ce qu’elle pense de moi, ne me déstabilise pas. Je ressens au contraire une profonde empathie pour elle et je lui souris en retour avec compassion. Ses yeux trahissent aussi une détresse profonde que j’ai pu saisir malgré elle. Elle me surprend par sa beauté ambiguë, elle ressemble à ses beautés un peu désuètes d’un autre siècle, le teint mat, de beaux yeux clairs en amande, des cheveux mi-long ondulés, des traits expressifs un peu marqués. Elle me fascine. Son expression reflète l’intelligence, la concentration et toujours cette immense tristesse. Rien n’est lisse en elle, elle a dû vivre des expériences extraordinaires, elle ne se demande pas si sa journée est maussade ou pas, elle ne l’est pas assurément. Mais pourquoi priait-elle silencieusement repliée sur elle-même. L’espace d’une fraction de seconde elle m’a donné l’impression d’être condamnée à quelque chose de terrible. Mon sourire que j’ai voulu plein de miséricorde l’interroge à son tour, elle me fixe alors si intensément que je me sens transpercée, elle partage sa peur avec moi et je la ressens profondément, c’est une peur de bête traquée. Tout cela est irrationnel et pourtant réel.
Le train a poursuivi sa course folle pendant ce temps et la gare de Chelles-Gournay est à l’approche. Elle se lève alors en se dépliant très lentement, je visualise malgré moi la vierge de l’annonciation d’Antonello de Messine, quelque chose se métamorphose en moi, mes sens sont plus acérés. Elle ne prend pas son sac, ne se déplace pas non plus. Mais, son visage devient livide, une terreur que je n’aurais jamais soupçonnée déforme ses traits. Elle me regarde dans les yeux et me dis d’une voix roque à peine audible « tu devrais descendre ici et t’éloigner le plus vite possible ». « Pour quelle raison le ferais-je, je vais à Paris ? ». Elle ne me répond pas, stupéfaite par mon refus me semble-il, je reste assise, elle me regarde les yeux pleins de pitié et des larmes coulent sans retenu le long de son nez. Je ne comprends pas ce qu’elle cherche à me dire, mais il est trop tard. Elle est toujours debout, le train entre en gare, elle écarte alors les pans de son long manteau et je remarque comme une épaisse ceinture ... ce sera la dernière chose que je verrai. Je suis propulsée par un souffle incommensurable dans le wagon, mon corps n’est plus que douleurs, je n’entends que des bruits lointains étouffés, des paroles ralenties à peine audibles. Je ne comprends pas ce qui est arrivé, où est la jeune femme si triste qui priait avec dévotion ?
Combien de temps à passer, je n’en ai aucune idée, des secondes, des heures...où suis-je, pourquoi j’ai si mal ? Comme dans un cauchemar, j’entends des voix qui se rapprochent même si elles sont toujours très étouffées, mais je ne distingue rien, je voudrais crier, mais aucun son ne sort de ma bouche. Soudain je sens une main qui saisit ma main, des doigts fins, chauds, un peu collants mais tellement réconfortants. Je fais un effort douloureux, surhumain pour ouvrir les yeux et là je voie la jeune femme allongée près de moi, je distingue ses yeux tristes, ses larmes qui coulent sur ses joues rougies par le sang. J’ai l’impression que ses entrailles ont jaillies de son ventre, elle n’a plus forme humaine. J’essaye de lui demander ce qui s’est passé et comme si elle lisait en moi, elle murmure pardon, pardon, ... à ne plus pouvoir s’arrêter. Je revoie comme dans un éclair le moment où elle s’est levée, où elle m’a demandé de partir et cette ceinture trop lourde pour elle autour de sa taille fine et je comprends soudain. Je comprends enfin qu’elle s’est sacrifiée pour une cause que je ne connaitrai jamais. Pourquoi n’ai-je pas discuté avec elle, peut-être l’aurai-je convaincu de ne pas mourir, de ne pas obéir. Combien de fois me suis-je répétée que la mort n’est pas importante puisque nous sommes tous mortels ? Aujourd’hui je sens que la vie est importante, que cette jeune femme l’a compris trop tard, elle s’est sacrifiée comme le Christ, aujourd’hui le Christ est une femme !
Mes douleurs sont insupportables, mais je sens la main que je serre désespérément glissée entre mes doigts, je la serre le plus fort possible comme pour retenir nos vies, elle serre très fort la mienne en retour puis la lâche subitement. J’entends des voix qui se rapprochent, des hommes sont tout proches de nous. Je sens qu’ils la regardent puis ils m’aperçoivent, je sens qu’on me palpe le cou « elle est encore vivante celle-ci, il nous faut un brancard » s’écrit l’un d’entre eux. Mais moi je n’en veux pas, je veux rejoindre mon autre moi, je pense à cette phrase que j’ai lue quelque part « je suis parce que tu me regardes ». Où et comment avait-elle contractée ses idées extrémistes et cette pitié tout aussi débordante ? Je vois encore ses grosses larmes coulées sans retenu. Tant de complexité, elle était comme un condensé de l’humanité qui se cherche entre gloire, guerre et repentir. J’aurais aimé connaître son prénom, je la baptiserais bien Mila comme la fille du miracle, personne ne le saura, juste moi qui vais bientôt me taire à jamais. La douleur s’accentue, mon âme saigne avec mon corps, je revoie encore et encore Mila déclenchant son œuvre éphémère. J’ai le sentiment qu’au dernier moment elle a eu un doute, mais son engagement était plus crucial que la cruauté qu’elle s’apprêtait à répandre. J’aime à m’imaginer qu’elle a toujours été libre de son geste, sa jeunesse était sa force, on ne craint pas de mourir lorsqu’on est jeune !
Mila, voilà que je la nomme par ce prénom avec familiarité, nos chemins ont fait plus que se croiser, ils se sont entremêlés pour n’en former qu’un à l’instar de nos corps qui disparaissent en même temps. Nous l’avons compris toutes les deux, mais notre destin ne nous a laissé aucune chance. Je bascule doucement dans l’obscurité de l’autre côté du miroir !
christine.le-bourhis
Vous avez écrit un livre : un roman, un essai, des poèmes… Il traine dans un tiroir.
Publiez-le sans frais, partagez-le, faites le lire et profitez des avis et des commentaires de lecteurs objectifs…
Cette nouvelle m'a paru plutôt banale au début, fondée sur le regard qu'on porte sur soi et sur l'autre, mais l'originalité du personnage en vis-à-vis change tout. Quand on comprend qui elle est, la cruauté de la situation ne laisse pas indifférent... Peut-être aurait-il fallu semer des détails attisant la curiosité dès le début, et soigner la chronologie pour avoir un effet crescendo, et mieux exploiter la surprise finale. Merci pour ce texte !
Pour ce concours très exigeant par son sujet et ses contraintes du nombre de caractères, ne pas les respecter démontre que l'auteur n'a pas su faire la synthèse de son premier jet. Un travail de longue haleine ! À trop vouloir s'étaler dans des digressions, on perd son lecteur. Et ce n'est pas bon quand il est obligé de relire le tout pour tenter de comprendre une histoire.
@ Zoé Florent. Il est vrai que la littérature est aussi une affaire de perception personnelle, ce qui rend les discussions passionnantes, même si parfois un peu piquantes ! Mais je pense qu’on peut échanger sans envahir l’autre. J'aimerais beaucoup connaître votre interprétation précise : Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans cette lecture ?-).
Merci à @tous d’avoir consacré un peu de votre temps à ma trop longue nouvelle, il faut que j’apprenne à compter les caractères ou plutôt à être plus concise.
Je prends bien sûr les compliments avec une joie profonde, même si j’ai le sentiment de ne pas en être digne.
J’accepte aussi tous les conseils avec humilité et lucidité.
Un grand merci encore, car je me sens, in fine, encouragée à persister.
@Samuel Mikael HALITE Les fondamentaux littéraires, tels que peut les résumer une IA, nous y avons tous accès. Ce qui fait la singularité de cette nouvelle, ce sont ses propres style et sujet, de même que ce qui pourrait distinguer votre intervention seraient vos propres regard et ressentis à sa lecture. Mais je m’arrête là, car je n’aime envahir hors propos… et que je m’en fous un peu aussi, soyons honnête ;-). Bonne soirée. Amicalement, Michèle
@Cher Monsieur YVES L : Pas de souci, je ne m'attendais pas à ce que vous vous compariez à Maria Callas ! Mais c'est vrai que l'émotion est contagieuse, et un texte qui nous touche peut nous emporter comme une mélodie.
Je suis d'accord. Mais comment trouver le juste équilibre entre l'émotion et la technique ? Est-ce qu'il y a des astuces ou des conseils à donner ?
@Zoé Florent. Merci pour la sérieuse question ! lol Cela dit, pour moi, l'opinion personnelle reste quelque chose d'intime, façonnée par notre vécu, nos émotions et notre intelligence. Cependant, dans le cadre de la narration, il me semble que les fondamentaux littéraires restent essentiels.
* L'émotion peut enrichir un récit, mais elle ne doit pas occulter les bases qui permettent à l'œuvre de prendre forme et de résonner avec le lecteur.
* L'émotion et la subjectivité jouent un rôle essentiel, mais elles ne doivent pas dénaturer la structure, les thématiques et la technique qui sont au cœur de l'œuvre.
Formellement, le véritable défi de la narration est justement d'arriver à équilibrer cette liberté émotionnelle avec les bases qui permettent au texte de prendre vie et de toucher l'autre de manière universelle. L'écriture doit être un pont entre l'intime et l'universel, tout en respectant une certaine rigueur dans la forme. N'est-ce pas ?
@Samuel Mikael HALITE
Le Yves L, comme vous dîtes, reçoit des images et des mots qui lui conviennent et qui lui plaisent.
La fusion ou la confusion des deux personnages dans cette nouvelle font partie de cette magie, cela signifie à la fois "ç'aurait pu être moi ou c'est moi", c'est une alchimie qui fait partie du récit.
Quant à la notion de temps, un instant qui nécessite dix lignes, ou dix minutes qui durent une demi ligne, c'est important. C'est l'intensité d'un instant qui dure, ou l'insignifiance d'un temps long... L'écrit peut nous le faire sentir.
Pas besoin d'être un chirurgien clinique pour dire qu'un texte vous emporte.
La Callas est détractée par de grands mélomanes à juste titre mais si la magie opère...(Je vous rassure, nous n'en sommes pas là)
@Samuel Mikael HALITE Et sinon, votre avis personnel :-) ?
D'une manière constructive, nous pouvons souligner les points suivants :
1. La contradiction entre la "beauté" et les incohérences narratives : Le texte met en avant une expérience très intense, voire traumatique, qui devrait être analysée dans ses aspects sombres et dérangeants. Or, Yves L se concentre sur des aspects plus abstraits comme la temporalité et la mise en scène, en omettant de noter que le récit mélange des éléments réalistes avec des incohérences (par exemple, la confusion entre les personnages ou l'interprétation de certains événements).
2. Le manque de prise en compte de l'impact émotionnel : L'approche de la "relation au temps et à l'espace" peut être vue comme une tentative de survoler le drame émotionnel sans vraiment l'affronter. Yves L semble mettre de côté le côté dérangeant du texte pour se concentrer sur une analyse esthétique qui peut sembler inappropriée compte tenu du sujet abordé.
3. L’absence de critique sur l’authenticité du récit : En faisant abstraction des éléments qui rendent le texte difficile à comprendre ou qui semblent peu réalistes, le Yves L omet de mentionner que certains passages pourraient ne pas fonctionner sur le plan narratif (par exemple, la confusion de l’identité de la jeune femme ou l'absence de clarté sur la cause du drame). Cette déconnexion peut sembler hypocrite, car en appréciant uniquement la forme, on ignore la profondeur et la cohérence internes de l’histoire.
Je me permets d'intervenir car je trouve que la relation au temps, à l'espace d'écriture, à la mise en scène, à la temporalité et à la suspension du temps est dans ce texte assez admirable.
Certes, le contrat "longueur du texte" n'est pas respectée. Elle est sans doute sanctionnée, mais est-ce si grave ? C'est un très beau texte.
Points d'amélioration:
1- Redondances et longueur: Certains passages gagneraient en impact avec une condensation des phrases, notamment les descriptions des pensées et émotions du narrateur.
2- Clarté de la narration: Des transitions plus fluides entre introspection et événements extérieurs souligneraient la portée dramatique du récit.
3- Complexité du propos: Une simplification de certains passages favoriserait la compréhension des thèmes abordés.
4- Symbole de la jeune femme: Une caractérisation plus concrète de la jeune femme (gestes, expressions) avant son élévation mystique ajouterait de la profondeur à son sacrifice.
En conséquence, ces améliorations permettraient de renforcer l'impact émotionnel du récit, de clarifier la narration et de mieux mettre en valeur la portée symbolique du sacrifice de la jeune femme.
Très belle histoire, bien écrite. C'est vrai on prend son temps, mais cela fait du bien aussi.
Dommage de diluer à ce point un récit qui aurait pu être dense.
Je remarque de plus en plus souvent comment la chronologie peut créer un rythme ou le détruire phrase après phrase, mot après mot.
Quel récit étonnant, d’une très grande force. L’écriture est dense et pleine. J’ai eu plein d’images en vous lisant et j’ai été comme envoûtée par le côté lancinant, insistant de vos mots. Je m’exprime mal pour traduire mon admiration et mon saisissement devant un texte aussi beau, mais c’est cela que je veux dire : que votre texte est très beau, beau, mystérieux, original et très réussi. Dix fois bravo!
Merçi c'est très joli et chargé de sens
@christine.le-bourhis Troublante nouvelle. Intense et fort bien écrite au demeurant.
Dommage qu'elle ait très largement dépassé le nombre de caractères autorisés dans le cadre du concours. Peut-être cela vous a-t-il coûté une distinction qui m'aurait semblée méritée, d'ailleurs ;-).
Bravo et merci ! Amicalement,
Michèle