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Le journal : à la fois une pratique ordinaire et un genre littéraire à part entière
C’est une forme d’écrit autobiographique, un témoignage de vie qui se distingue par sa forme chronologique qui prend le pas sur le récit.
Un journal raconte l’intime à travers toutes ses facettes. Plus que tout autre genre littéraire, il plonge le lecteur au cœur même de l’existence du narrateur qu’il soit réel ou fictif.
L’écriture d’un journal est attachée à une pratique quotidienne qui conditionne sa structure. Il peut consigner des faits et considérations de tout ordre. Le domestique y côtoie l’affectif, le philosophique… L’auteur que l’on appelle diariste (du latin dies, le jour) l’intitule Journal, mais aussi Cahiers, Carnets, Réflexions, Notes, Agendas…
Quelques définitions du genre
« Un journal intime est un écrit dans lequel quelqu'un manifeste un souci quotidien de son âme, considère que le salut ou l'amélioration de son âme se fait au jour le jour, est soumis à la succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation. » (Pierre Pachet. 1990).
Le journal est une écriture du présent vouée à un perpétuel recommencement : « J'entreprends d'écrire l'histoire de ma vie jour par jour. » (Stendhal en 1801).
« Mon passé est réduit à mon présent. » (Amiel. 1821-1881).
Les journaux ont toujours un destinataire
Même si tout journal est en général d’abord écrit pour soi-même, il s’adresse toujours à quelqu’un. Et ce, qu’il soit ou non destiné à une publication -du vivant de l’auteur ou de façon posthume-. Ce quelqu’un peut être le journal lui-même en tant qu'objet : « Mon pauvre journal », dit Amiel, « O mon cahier » l’appelle Maurice de Guérin ; un destinataire imaginaire : Kitty chez Anne Frank (1947) ; un proche : « Mon cher C » (Camille Desmoulins époux de Lucile Desmoulins) ; un lecteur non destinataire mais admis après coup (Kafka, Anaïs Nin) ; des lecteurs futurs (Gide), espérés sans forcément l’idée d’une publication (Stendhal), le conjoint (les Tolstoï, les Woolf)…
Origines du genre littéraire Journal ou genre diariste
Le genre littéraire du journal intime est né au tournant des 18ème et 19ème siècles. Il s’est largement développé ensuite et est considéré comme une construction culturelle caractéristique de notre modernité, un véritable phénomène de société comme le note Philippe Lejeune dans Cher Cahier (1989).
Le Journal, un genre littéraire qui a pris des formes différentes avec le temps
1. L’introspection spirituelle : ancêtre du journal intime
Le terme d'intime a une histoire en littérature avec Saint Augustin qui y recourt dans ses Confessions. Ce n’est pas encore un journal car il n’est pas écrit chaque jour, mais il s’agit bien d’une investigation du for intérieur.
2. Observation historique et sociale : le genre du journal se laïcise à la Renaissance
Les premiers journaux notent des faits au jour le jour, mais qui ne sont pas encore attachés à la personnalité intime.
Le Journal de Lucile Desmoulins, épouse de Camille Desmoulins, mêle considérations domestiques, compte-rendu des événements privés et actualité révolutionnaire : « 22 janvier 1793 : C'est aujourd'hui que l'on fait mourir Capet. Tout s'est passé avec une tranquillité parfaite. La Roulette a dîné avec nous. F. nous a envoyé du chevreuil. Nous avons passé la soirée chez Roulette. » (Journal, 1788-1793).
Le Journal d'un bourgeois de Paris (anonyme du 15ème s.) chronique les règnes de Charles VI et Charles VII ; le Journal de Pierre de l'Estoile (16ème s.) est la source unique de l’étude des guerres de religion ; le Journal de Samuel Pepys (17ème s.)…
3. L’écriture de soi : une démarche profane et individuelle
L'écriture de l’intimité s'est développée à la Renaissance sous des formes nouvelles : les Essais de Montaigne, les Confessions de Rousseau dont l’œuvre introduit une parole personnelle jusqu’alors inédite, mais sans s'inscrire encore dans la structure d’un journal. Rousseau parle bien d'un journal et décrit la démarche de ses Rêveries du promeneur solitaire : « J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que [ceux des physiciens]. » L'expression « ce baromètre de l’âme » a été reprise par l’écrivain Pierre Pachet dans son essai consacré au genre diariste (1990).
4. Le journal invente le moi en dehors du social et de l’Histoire
L’essor de la bourgeoisie, l’avènement du droit à la propriété et de la notion de vie privée qui caractérise l’évolution du siècle des Lumières, fait émerger une individualité qui n’est ni spirituelle, ni historique. Apparaît alors véritablement le journal intime. À l’époque, c’est une façon très comptable de conserver son existence en faisant la somme des expériences quotidiennes, y compris les plus anodines, sans rien gaspiller. Comme le fait Amiel dans son monumental journal intime tenu de 1839 à 1881 : 16 847 pages !
Naissance du genre diariste moderne et du terme Journal
Le développement de l’édition au 19ème siècle a fait du journal un genre littéraire nouveau. Le changement est capital : l’idée que l’on sera lu après sa mort, ou même de son vivant ; une nouvelle possibilité, celle d’écrire en pensant à la publication.
Après la publication d’inédits anciens vient celle de nombreux journaux récents : Barbey d'Aurevilly (1858), Vigny (1866), Michelet (1884), Stendhal (1885), Delacroix (1893)…
Maine le Biran est considéré comme l’un des premiers diaristes modernes. Il dit de ses agendas : « C'est mon petit monde intérieur, un asile sûr contre les maux et les troubles du dehors » (1815). Il vise une connaissance philosophique qui dépasse le moi individuel et vaille pour l’homme.
L’avènement éditorial du journal intime est situé à la publication du Journal des Goncourt (1887) qui traite de la vie littéraire plus que de la personne privée.
Autres exemples : Byron, Novalis, Dorothy Wordsworth, Maurice et Eugénie de Guérin, Baudelaire, Tolstoï, Marie Bashkirtseff…
Le saviez-vous ? L’acte de naissance du terme Journal date de 1843 lors de la publication en français de l’ouvrage de Lavater (1740-1801) dont le titre allemand a été traduit par Journal intime d'un observateur de soi-même.
Le journal comme forme littéraire au XXème siècle
C’est une forme nouvelle d’expression de soi destinée au public. Journaux de campagne politique, journaux intimes présentant les progrès d'une maladie… le journal manifeste une mise à nu croissante de l'intimité, parfois la plus éprouvante ou la plus honteuse. Michel Leiris (1901-1990) y consigne par exemple ses difficultés d'impuissance conjugale mais n’en prévoit la parution qu’à sa mort.
Le journal est un exercice littéraire à part entière et de grands noms s’y adonnent : Jules Renard, Gide, Julien Green, Pessoa (Bernardo Soares), Max Fritsch, Mircea Eliade, Julien Gracq, Philippe Jaccottet, Peter Handke…
Une forme toujours codifiée : le calendrier
Jean Rousset (1986), grand critique du journal intime, insiste sur le fait que l’auteur est assujetti au calendrier. Écrire un journal implique de la régularité, l’auteur s’expose successivement et de manière récurrente au passage du temps qui fond le genre du journal en notant le lieu et la date. C’est la quasi simultanéité du discours et du vécu qui constitue véritablement le journal et ce quelle que soit la raison de son écriture. Il n’y a pas de linéarité narrative, c’est le discours qui prime sur le récit.
Le contenu : pluriel et hétérogène
Un journal peut contenir des notes très diverses : faits personnels et du monde extérieur, notes factuelles ou longues analyses, états d’âme ou du corps, réflexions philosophiques ou littéraires, récit et analyse de rêves… qui illustrent toutes les strates constituant l’intériorité de la personne. Ce n’est pas une effusion de sensibilité qui définit le journal, mais l’expression au jour le jour du quotidien de l’auteur et de sa personnalité.
Simone Weil écrit son Journal d'Usine (1934-1935) alors qu’elle est fraiseuse aux Usines Renault. Le discours témoigne de la réalité concrète de la condition ouvrière et privilégie une conscience politique.
Les journaux d’écrivains, mêlés ou non de notation intimes (Henry James, Virginia Woolf, Charles du Bos…) peuvent révéler le travail d’élaboration de leurs œuvres, contenir des projets de textes… Ils apportent un éclairage biographique, des indications sur la poétique de l'auteur, une documentation génétique. Même si Gide dit « Quel intérêt peut-il y avoir à noter tout cela. » (18 novembre 1912).
« J'espère pouvoir considérer ce journal comme une ramification de ma personne » dit Virginia Woolf (28 mai 1918).
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